I
LE SABRE D’HONNEUR

L’arsenal royal de Portsmouth, d’ordinaire si bruyant et plein d’agitation, était aussi calme qu’une tombe. Il neigeait sans discontinuer depuis deux jours. Les bâtiments, les ateliers, le bois et les réserves destinées aux vaisseaux, disposées en tas hétéroclites près des bassins, n’étaient plus que de vagues formes. Et la neige tombait toujours. Les odeurs familières elles-mêmes semblaient englouties par le manteau blanc : les senteurs puissantes de peinture et de goudron, l’odeur de chanvre et de sciure fraîche, tout comme les sons, paraissaient atténuées et déformées. Personne n’avait remarqué le son assourdi du canon, étouffé lui aussi par la neige, qui annonçait l’ouverture de la cour martiale.

Érigés à l’écart des autres bâtiments, la résidence du major du port et ses bureaux étaient encore plus isolés qu’à l’accoutumée. Depuis les hautes fenêtres qui surmontaient les bassins, on ne parvenait même pas à apercevoir les eaux du port.

Le capitaine de vaisseau Adam Bolitho essuya du revers de sa manche une vitre embuée et baissa les yeux vers un fusilier solitaire dont la tunique écarlate contrastait avec cet arrière-plan d’une blancheur éblouissante. C’était le début de l’après-midi, mais l’on se serait cru à la tombée du jour. Adam voyait son reflet dans la vitre, celui aussi du feu de bois allumé de l’autre côté de la pièce. Son compagnon, un lieutenant de vaisseau qui paraissait nerveux, était assis au bord de son siège et tendait les mains aux flammes. Dans d’autres circonstances, il aurait eu pitié de lui. Ce n’est jamais agréable ni facile de se retrouver le compagnon… Il pinça les lèvres. Plutôt non, le gardien de quelqu’un qui attend le verdict d’un conseil de guerre. Même si chacun lui assurait que, sans discussion possible, la décision serait certainement rendue en sa faveur.

Ils étaient réunis depuis le matin dans la grande salle attenante à la résidence de l’amiral, habituellement réservée aux réceptions plutôt qu’à ce genre de procédure dont dépendait le sort d’un homme. Ironie des choses, on pouvait encore voir qu’un bal venait d’y être donné à l’occasion des fêtes de Noël. Adam regardait la neige tomber. C’était le début de la nouvelle année : le 3 janvier 1813. Après tout ce qu’il venait d’endurer, il aurait pu considérer qu’il s’agissait d’un nouveau départ, qu’il s’y serait accroché comme un noyé se saisit d’une ligne de vie. Mais non, rien à faire. Tout ce à quoi il était attaché, tout ce qu’il aimait était parti au fond, en 1812, avec tant de souvenirs. Il devinait que l’officier s’agitait dans son siège, aucun mouvement ne lui échappait. La cour reprenait son travail. Après un plantureux dîner, songeait-il. C’était bien sûr l’une des raisons pour lesquelles elle avait décidé de se réunir dans ce lieu plutôt que de subir le désagrément d’une longue traversée en canot jusqu’au vaisseau amiral mouillé quelque part sous la neige, sous Spithead.

Il se tâta le flanc, là où une écharde de métal l’avait grièvement blessé. Il avait cru mourir : parfois, il lui était même arrivé de le souhaiter. Les semaines puis les mois avaient passé, et pourtant, il avait encore du mal à admettre qu’il avait été blessé sept mois plus tôt, que son Anémone bien-aimée avait dû se rendre, submergée par la redoutable artillerie de l’USS Unité. Ses souvenirs étaient encore flous. La douleur causée par sa blessure, cette souffrance morale intolérable, son refus d’accepter son sort de prisonnier de guerre. Il n’avait plus de bâtiment ni d’espoir, il était destiné à être oublié.

Désormais, il ne souffrait plus guère. Un médecin de la Flotte avait même vanté les mérites du chirurgien français de l’Unité, puis d’autres médecins encore, qui avaient fait tout leur possible durant sa captivité.

Il s’était évadé. Des hommes qu’il connaissait à peine avaient tout risqué pour hâter son retour à la liberté, et certains en étaient morts. Puis il y avait tous les autres, auxquels il ne pourrait jamais rendre la pareille.

Le lieutenant de vaisseau commença d’une voix rauque :

— Je crois qu’ils sont revenus, commandant.

Adam fit signe qu’il avait entendu. Cet homme avait peur. De moi ? Ou de s’être montré trop familier, si jamais les choses tournent mal pour moi ?

Sa frégate, l’Anémone, avait dû affronter un ennemi bien supérieur. Désemparée, manquant de monde car le plus gros de l’équipage avait été envoyé à bord de prises. Il n’avait pas agi inconsidérément, ni par orgueil mal placé, il avait seulement tenté de sauver le convoi de trois bâtiments marchands lourdement chargés qu’il escortait jusqu’aux Bermudes. Le comportement de l’Anémone avait donné au convoi le temps de prendre la fuite et de trouver son salut dans l’obscurité. Il se souvenait du commandant de l’Unité, Nathan Beer, un homme impressionnant, qui l’avait hébergé dans son propre logement et venait souvent le voir lorsque le chirurgien lui prodiguait ses soins. Même lorsqu’il souffrait mille morts et délirait, Adam devinait la présence du colosse et le souci qu’il se faisait pour lui. Beer s’adressait à lui comme un père parlerait à son fils, non comme à un autre commandant et à un ennemi.

A présent, Beer était mort. L’oncle d’Adam, Sir Richard Bolitho, avait engagé les Américains au cours d’un bref et violent combat. Cette fois, ce fut au tour de Bolitho de réconforter son adversaire mourant. Bolitho était persuadé que le destin avait décidé de les faire se rencontrer : il n’avait donc été surpris ni par la bataille ni par sa sauvagerie.

Adam s’était vu affecter une nouvelle frégate, La Fringante, dont le commandant avait été tué au cours d’un combat contre un vaisseau inconnu. Il avait été la seule victime, tout comme Adam avait été le seul survivant de l’Anémone, à l’exception d’un mousse de douze ans. Tous les autres avaient été tués, s’étaient noyés ou avaient été faits prisonniers.

Le seul témoignage produit au cours de la matinée avait été le sien. Il n’y avait aucune autre source d’information. Lorsque l’Unité, après sa capture, avait été conduite à Halifax, on avait retrouvé le journal dans lequel Beer avait relaté son combat contre l’Anémone. Dans un silence qui rappelait celui de la neige qui tombait, la cour avait écouté le greffier lire à haute voix les commentaires de Beer sur cette empoignade sauvage, puis l’explosion à bord de l’Anémone qui lui avait ôté tout espoir d’en faire une prise. Beer avait également noté qu’il avait décidé de renoncer à poursuivre le convoi, à cause des avaries que l’ennemi lui avait infligées. Et à la fin de son récit, il avait conclu : Tel père, tel fils.

Les membres de la cour avaient échangé quelques regards furtifs, rien de plus. La plupart d’entre eux ignoraient ce qu’avait voulu dire Beer, ou ne voulaient pas préjuger de ce qui allait suivre.

Mais Adam, lui, croyait entendre la voix du grand Américain dans cette pièce bondée. Comme si Beer était présent, comme s’il témoignait du courage et de l’honneur de son adversaire.

En dehors du journal de Beer, il n’y avait pas grand-chose pour confirmer ce qui s’était réellement passé. Et si j’étais toujours prisonnier ? Qui pourrait témoigner en ma faveur ? On se souviendrait simplement de moi comme du commandant qui a baissé pavillon devant l’ennemi. Que l’on soit grièvement blessé ou pas, le Code de justice maritime était sans pitié. Vous étiez coupable, sauf si quelqu’un prouvait le contraire sans contestation possible.

Les mains dans le dos, il serrait ses doigts à s’en faire mal pour tenter de se calmer. Je n’ai jamais amené mon pavillon, ni ce jour-là ni un autre jour.

Chose assez curieuse, il savait que deux des capitaines de vaisseau qui siégeaient étaient eux aussi passés en conseil de guerre. Peut-être s’en souvenaient-ils et comparaient-ils avec ce qui avait lieu aujourd’hui. Peut-être songeaient-ils encore à ce qu’ils auraient ressenti si l’on avait pointé leur sabre dans leur direction…

S’éloignant de la fenêtre, il alla se placer devant une grande glace. C’était peut-être ici que les officiers vérifiaient leur tenue pour s’assurer que l’amiral ne trouverait rien à leur reprocher. Ou encore, les femmes… Il s’examina sans complaisance, essayant de chasser son souvenir. Mais elle était toujours là. Inaccessible, comme elle l’avait été de son vivant, mais présente. Il jeta un coup d’œil à ses épaulettes étincelantes. Le capitaine de vaisseau confirmé. Son oncle en avait été si fier. Comme le reste, son uniforme était tout neuf ; tous ses biens reposaient désormais dans des coffres au fond de l’eau. Même le sabre posé sur la table du conseil de guerre, il avait dû l’emprunter. Il songeait au sabre magnifique que les négociants de la Cité lui avaient offert : les trois bâtiments qu’il avait sauvés leur appartenaient, ils avaient voulu lui manifester ainsi leur gratitude. Il détourna le regard, ses yeux brillaient de colère. Ils pouvaient bien se permettre de lui être reconnaissants. Tant de ceux qui s’étaient battus ce jour-là ne le sauraient jamais. Il fit doucement :

— Vous en aurez bientôt terminé. J’ai peur de ne pas avoir été un compagnon très agréable.

L’officier déglutit avec difficulté.

— Je suis fier de m’être trouvé avec vous, commandant. Mon père a servi avec votre oncle, Sir Richard Bolitho. Et c’est en entendant ses récits que j’ai désiré entrer dans la marine.

Malgré sa tension et en dépit de l’irréalité de cet instant, Adam se sentit étrangement ému.

— Ne l’oubliez jamais. La fidélité, l’amour, appelez ça comme vous voudrez, cela vous soutiendra – il hésita. Il le faut.

Ils se tournèrent ensemble vers la porte qui s’ouvrait lentement, et le capitaine de fusiliers qui commandait la garde passa la tête.

— On vous attend, commandant.

Il semblait sur le point d’ajouter quelque chose, un petit mot d’encouragement, d’espoir, allez savoir. Mais il se tut. Il claqua des talons et les précéda dans la coursive.

Adam croisa le regard du lieutenant de vaisseau qui essayait de graver cette scène dans sa mémoire ; peut-être la raconterait-il à son père.

Il en esquissa un sourire. Il avait omis de lui demander son nom.

La vaste pièce était bondée – encore que, qui était là et pour quelles raisons… cela restait mystérieux. Cela dit, songea-t-il, il y a toujours foule quand il s’agit d’assister à une pendaison.

Adam était conscient de la distance qui le séparait d’eux, il entendait les claquements des pas du capitaine des fusiliers. Il trébucha. Il restait un peu de craie sur le plancher ciré, souvenir du bal de Noël.

En arrivant à hauteur de la dernière rangée de l’assistance, qui faisait face aux officiers membres de la cour, il aperçut son sabre d’emprunt posé sur la table. La garde était pointée dans sa direction. Il s’étonna de sa propre réaction – non parce qu’il se disait que ce verdict était équitable, mais parce qu’il ne ressentait absolument rien. Rien du tout. Comme s’il était un spectateur parmi d’autres.

Le président de la cour, un contre-amiral, l’observait, l’air grave.

— Commandant, la cour a rendu son verdict. Vous êtes acquitté – bref sourire. Vous pouvez vous asseoir.

Adam hocha négativement la tête.

— Non, amiral, je préfère rester debout.

— Très bien.

L’amiral ouvrit son dossier.

— La cour considère que le capitaine de vaisseau Adam Bolitho est, non seulement acquitté à la suite de sa conduite qui est conforme aux meilleures traditions de la marine royale, mais elle juge que son comportement dans l’exécution de son devoir l’honore, dans la mesure où il s’est défendu avec acharnement contre un ennemi supérieur. En s’interposant entre l’ennemi et les navires confiés à sa protection, il a fait preuve d’initiative et du courage le plus éminent.

Il leva les yeux.

— Si vous n’aviez pas fait preuve de ces qualités, vous n’auriez probablement pas réussi, surtout si l’on considère que vous ignoriez que la guerre avait été déclarée. Dans le cas contraire…

Il laissa sa phrase en suspens. Il n’avait nul besoin de préciser ce qu’aurait été la décision du conseil de guerre.

Les membres de la cour se levèrent. Certains arboraient un large sourire, visiblement soulagés que tout fut terminé.

L’amiral poursuivit :

— Prenez votre sabre, commandant – et, essayant d’adopter un ton plus léger : J’aurais pensé que vous prendriez ce beau sabre d’honneur dont j’ai entendu parler…

Adam remit son sabre d’emprunt au fourreau. Il faut que je parte. Sans un mot. Mais au lieu de cela, fixant l’amiral et les huit membres qui composaient la cour, il déclara :

— George Starr était mon maître d’hôtel, amiral. Il a mis le feu de sa propre main aux charges qui ont hâté la fin de mon bâtiment. Sans lui, l’Anémone servirait à l’heure qu’il est dans la marine des États-Unis.

Le sourire de l’amiral s’effaça et il hocha la tête.

— Je sais. Je l’ai lu dans votre rapport.

— C’était un bon et honnête homme, il a servi vaillamment son pays et moi-même.

Il était conscient du silence qui était tombé soudain, coupé seulement par les raclements de chaises. Certains s’étaient approchés pour mieux entendre ce qu’il disait d’une voix calme et sans émotion.

— Mais, pour le punir de sa fidélité, ils l’ont pendu comme un vulgaire malfrat.

Il regardait sans les voir tous ces visages, de l’autre côté de la table. Il avait l’air calme, mais ce n’était qu’une apparence ; il savait qu’il craquerait s’il poursuivait.

— J’ai revendu mon sabre d’honneur à un collectionneur qui attache du prix à ce genre d’objets. Et j’ai remis la somme à la veuve de George Starr. C’est tout ce qu’elle recevra, j’imagine.

Il s’inclina brièvement et fit demi-tour. Il passa entre les rangées de sièges, la main au côté, comme s’il craignait de voir revenir ses vieux tourments. Il ne prenait même pas garde à l’expression des assistants ; sympathie, compréhension, honte peut-être. Non, il ne voyait que la porte, déjà ouverte par un fusilier en gants blancs. Ce jour-là, c’étaient ses propres marins et fusiliers qui étaient morts, dette qu’aucun sabre d’honneur ne pourrait jamais rembourser.

Il y avait quelques personnes dans l’entrée. Un peu plus loin, la neige tombait, tellement immaculée après ce qu’il avait tenté de décrire…

L’un de ces hommes, un civil, s’avança vers lui en lui tendant la main. Adam avait vaguement l’impression de connaître ce visage, mais il était pourtant sûr de ne l’avoir jamais rencontré.

L’homme hésita.

— Je suis désolé, commandant. Je ne devrais pas vous retenir après ce que vous venez de subir.

Il désigna une femme qui se tenait assise non loin de là et qui les fixait attentivement.

— Ma femme, commandant.

Adam avait envie de s’en aller. Tout le monde allait bientôt se presser autour de lui pour le féliciter, pour le louer de ce qu’il avait accompli, alors que, un peu plus tôt, ils auraient regardé avec le même intérêt le bout de son sabre pointé vers sa poitrine. Pourtant, quelque chose le retint.

— Que puis-je faire pour vous, monsieur ?

L’homme avait plus de soixante ans, mais il se tenait encore bien droit. Il reprit, non sans une certaine fierté :

— Je m’appelle Hudson. Charles Hudson. Vous savez…

Il se tut en voyant qu’Adam restait de marbre. Adam lui répondit enfin :

— Richard Hudson, mon second à bord de l’Anémone.

Il essayait de remettre de l’ordre dans ses pensées.

Hudson, qui avait tranché la drisse de pavillon avec son sabre tandis que lui-même, blessé, gisait sur le pont, incapable de bouger. De nouveau, il se sentait spectateur, entendait les autres parler. Je vous ai ordonné de combattre ! Chaque fois qu’il avait tenté d’articuler un mot, il avait eu l’impression qu’une pointe de fer rouge fouaillait sa blessure. Et pendant ce temps, l’Anémone agonisait alors que l’ennemi faisait irruption à bord. Puis les dernières paroles de Hudson tandis que l’on descendait Adam dans une chaloupe : Si nous nous revoyons un jour…

Adam avait encore dans les oreilles sa propre réponse. Je le jure devant Dieu, je vous tuerai. Allez au diable !

— Nous n’avons reçu qu’une seule lettre de lui.

Hudson se tourna une nouvelle fois vers sa femme et Adam la vit acquiescer pour le soutenir. Elle semblait frêle, mal à l’aise. Venir ici leur avait énormément coûté.

— Comment va-t-il ? demanda Adam.

Mais Charles Hudson avait l’air de ne pas l’entendre.

— Mon frère était vice-amiral. Il a usé de son influence pour faire affecter Richard à votre bord. Lorsque j’ai appris que vous alliez passer en conseil de guerre, comme ils osent l’appeler, nous avons décidé de venir. Pour vous voir, pour vous remercier de ce que vous avez fait pour Richard. C’était notre seul fils.

Adam se raidit. C’était.

— Que lui est-il arrivé ?

— Dans sa lettre, il nous disait qu’il voulait vous retrouver. Pour vous expliquer… quelque chose – il baissa la tête. Il a été abattu en tentant de s’évader. Il a été tué.

Adam avait l’impression que la pièce tanguait, comme le pont d’un vaisseau. Cela n’en finirait jamais, cette douleur et ce désespoir, la haine qu’il avait éprouvée après ce qui s’était passé… et il n’avait pensé qu’à lui.

— J’en parlerai à mon oncle quand je le verrai. Votre fils le connaissait.

Puis, prenant l’homme par le bras, il le reconduisit près de sa femme.

— Richard n’avait rien à expliquer. A présent, il est en paix, il le sait.

La mère de Hudson se leva et lui tendit la main. Adam se pencha pour l’embrasser sur la joue. Elle était glacée.

— Merci – il les regarda tour à tour. Cette perte m’affecte comme s’il s’agissait d’un des miens.

Adam se retourna lorsqu’un lieutenant de vaisseau toussa discrètement. L’officier lui glissa :

— Le major général désire vous voir, commandant.

— Cela ne peut-il pas attendre ?

L’officier s’humecta les lèvres.

— On m’a indiqué que c’était important, commandant. Important pour vous.

Adam voulut faire ses adieux au couple, mais il avait disparu aussi discrètement qu’il avait attendu. Il effleura sa joue : des larmes. Etaient-ce les siennes ?

Il emboîta le pas au lieutenant de vaisseau. Sur son passage, des gens lui souriaient, l’attrapaient par le bras. Mais il ne les voyait pas.

Il n’entendait rien, rien que sa colère. Je vous ai donné l’ordre de combattre. Une phrase qu’il n’oublierait jamais.

 

Lady Catherine Somervell s’approcha doucement de la fenêtre. Ses pieds nus ne faisaient aucun bruit. Elle se retourna vers le lit. Elle l’écouta respirer. Il était redevenu calme : il s’était endormi, après cette agitation qu’il avait essayé de lui cacher.

La nuit était paisible et, pour la première fois, on apercevait la lumière de la lune. Elle prit un châle en soie épaisse, mais s’immobilisa en voyant Richard remuer. Il avait posé un bras sur le drap, là où elle était étendue.

Alors elle contempla les nuages déchiquetés qui se déplaçaient lentement et laissaient la lune éclairer la rue. Le pavé luisait après l’averse de la nuit. De l’autre côté de la rue qui séparait cette rangée de maisons de la Tamise, elle distinguait à peine les eaux tranquilles. On aurait cru du verre sous la lumière de la lune. Le fleuve lui-même semblait très calme, mais on était à Londres : sous quelques heures, cette rue serait remplie de gens qui allaient au marché et de marchands qui installeraient leurs étals, pluie ou pas.

Elle frissonna en dépit de son gros châle, se demandant ce qu’allait apporter le jour.

Un peu plus d’un mois s’était écoulé depuis que Richard Bolitho, amiral d’Angleterre, était rentré au pays ; les canons de Saint-Mawes avaient tonné pour saluer le plus fameux des enfants de Falmouth, celui qui savait si bien entraîner ceux qui servaient avec lui.

Elle eut envie d’aller le retrouver. Pas l’homme public, non : l’homme, son homme, celui qu’elle chérissait davantage que sa propre vie.

Mais cette fois-ci, elle ne pouvait l’aider. Son neveu avait été convoqué devant une cour martiale, conséquence directe de la perte de l’Anémone devant l’ennemi. Bolitho lui avait dit que le verdict pouvait l’innocenter, mais elle ne le connaissait que trop : il était capable de lui dissimuler son anxiété et de ne pas afficher ses doutes. Ses affaires, à l’Amirauté, l’avaient empêché de se rendre à Portsmouth où la cour s’était réunie ; elle savait également qu’Adam avait insisté pour affronter le procès seul et sans assistance. Il n’ignorait pas que Bolitho détestait toute forme de favoritisme et ne voulait pas que l’on tire profit inconsidérément de son influence. Elle eut un sourire triste. Ils se ressemblaient tellement que l’on aurait dit deux frères.

Le vice-amiral Graham Bethune avait assuré à Richard qu’il l’informerait sans délai dès qu’il saurait quelque chose ; le télégraphe qui reliait Portsmouth à Londres pouvait transmettre en moins d’une demi-heure une dépêche à l’Amirauté. La cour avait été convoquée le matin de la veille, et pourtant, rien. Absolument rien.

S’ils s’étaient trouvés à Falmouth, elle aurait pu tenter de le distraire, de l’occuper avec les affaires de la propriété à laquelle elle s’était énormément consacrée pendant sa longue absence à la mer. Mais on réclamait leur présence à Londres. On pensait que la guerre contre les États-Unis, qui avait éclaté l’année précédente, arrivait à un point crucial, et Bolitho avait été convoqué à l’Amirauté pour calmer les doutes ou, peut-être, redonner confiance. Catherine sentait sa vieille amertume qui resurgissait. On n’avait donc personne d’autre à envoyer ? Son homme en avait assez fait, il l’avait trop souvent payé au prix fort.

Elle devait s’y préparer : ils allaient bientôt être séparés. Si seulement ils pouvaient retourner en Cornouailles… Cela leur prendrait une semaine, compte tenu de l’état dans lequel se trouvaient les routes. Elle songeait à leur chambre, à la vieille demeure grise sous le château de Pendennis, leurs fenêtres qui donnaient sur la mer. Les promenades à cheval, la marche qu’ils aimaient tant… Elle frissonna, mais ce n’était pas le froid. Quels fantômes allaient les accueillir, lorsqu’ils prendraient ce chemin-là : celui où Zénoria, désespérée, s’était jetée dans la mort ?

Tant de souvenirs. Et puis le revers de la médaille : la jalousie et les commérages, la haine même qui perçait de façon plus subtile. Le scandale, qu’ils avaient tous les deux subi et surmonté. Elle contempla les cheveux sombres étalés sur l’oreiller. Pas étonnant qu’ils t’aiment, toi, le plus adorable de tous les hommes.

Elle entendait le fracas de roues cerclées de fer, premier signe d’animation dans la rue. Certainement des gens qui allaient chercher du poisson au marché. En temps de paix comme en temps de guerre, le poisson était toujours livré à l’heure.

Elle glissa la main sous sa chemise de nuit et sentit sur son sein ses doigts gelés. Elle le tenait comme il l’avait tenue, lui, comme il la tiendrait encore. Mais pas cette nuit. Ils s’étaient étendus sans passion, enlacés, et elle avait partagé son inquiétude.

Elle avait senti l’horrible cicatrice qu’il avait à l’épaule, là où une balle de mousquet l’avait touché. C’était il y a si longtemps… Lorsque son mari, Luis, s’était fait tuer par des pirates barbaresques à bord du Navarra. Ce jour-là, elle avait maudit Richard, lui reprochant ce qui était arrivé. Puis, après avoir été blessé, il avait été pris d’un nouvel accès d’une fièvre ancienne qui l’avait conduit aux portes de la mort. Elle était montée dans sa couchette, nue, pour le réconforter et chasser la poigne glacée de la fièvre. Ce souvenir la faisait sourire. Il n’en avait rien su. Tant et tant d’années, et pourtant, comme si c’était hier…

Il avait changé sa vie, et elle était consciente d’avoir changé la sienne. C’était quelque chose qui dépassait de beaucoup son existence exigeante, faite de devoir et de périls ; quelque chose qu’ils partageaient, qui faisait que les gens se retournaient sur leur passage. Tant de questions muettes… Quelque chose que les autres ne comprendraient jamais.

Elle tendit la main pour fermer les rideaux puis resta là, immobile, comme retenue par une force invisible. Elle hocha la tête, irritée contre elle-même. Ce n’était rien. Elle essuya la vitre avec un bout de son châle et observa la rue. La Promenade, comme on l’appelait ici. Quelques taches de lune laissaient deviner les arbres dépouillés de leurs feuilles, pareils à des os calcinés. Puis elle entendit ce bruit : le raclement des roues sur les pavés, le pas tranquille d’un cheval solitaire qui avançait lentement, comme s’il cherchait son chemin. Un officier supérieur qui rentrait au quartier tout proche après une nuit de jeu ou, plus vraisemblablement, passée auprès de sa maîtresse.

Finalement, une petite voiture traversa un rai de lumière : dans l’air glacé, le cheval semblait argenté. Deux fanaux brillaient comme de petits yeux, comme si c’étaient eux et non le cheval qui cherchaient leur chemin.

Elle poussa un soupir. Sans doute un homme qui avait trop bu et qui se ferait surfacturer par le conducteur pour ses folies.

Elle avait gardé la main posée sur son sein, elle sentit son cœur battre plus vite. Elle n’en croyait pas ses yeux : la voiture tournait et se dirigeait vers la maison.

Elle retint sa respiration. La porte du véhicule s’ouvrit et une jambe en pantalon blanc sembla hésiter sur le marchepied. Le cocher, tel un mime, faisait de grands gestes avec son fouet. Le passager descendit sans bruit sur la chaussée. Même ses boutons dorés paraissaient argentés.

Richard, qui l’avait rejointe, la prit par la taille. Elle se dit qu’elle avait peut-être crié, mais en son for intérieur, elle savait qu’il n’en était rien.

Il regarda à son tour dans la rue. L’officier de marine examinait les maisons, le cocher attendait.

Elle se tourna vers lui.

— Serait-ce l’Amirauté ?

— Pas à cette heure-ci, Kate – il avait apparemment arrêté sa décision. Je descends, ce doit être une erreur.

La silhouette qui se trouvait près de la voiture avait disparu.

On frappa à la porte, le choc résonna comme un coup de pistolet. Elle s’en moquait, il fallait qu’elle soit avec lui, tout de suite, surtout maintenant.

Elle attendit dans l’escalier. L’air glacial lui caressa les jambes lorsque Bolitho ouvrit la porte. Il vit d’abord l’uniforme familier, puis découvrit le visage. Il s’exclama :

— Catherine, c’est George Avery !

La gouvernante était arrivée à son tour. Tout en marmonnant, elle apporta des bougies neuves. Visiblement, elle désapprouvait ce genre de comportement.

— Madame Tate, allez chercher quelque chose de chaud, lui dit Catherine. Et du cognac, pendant que vous y êtes.

George Avery, aide de camp de Bolitho, s’était assis comme pour retrouver ses esprits. Il commença enfin :

— Acquitté avec honneur, sir Richard – apercevant Catherine, il se leva. Milady.

Puis il baissa les yeux sur ses bottes couvertes de boue.

— J’y étais, sir Richard. Cela m’a paru normal. Je sais trop bien ce que c’est que de se retrouver devant une cour martiale, de risquer la disgrâce et la ruine – et il répéta : Cela m’a paru normal. Il y avait beaucoup de neige sur la côte sud. On ne pouvait même plus voir les pylônes du télégraphe. La nouvelle aurait mis une journée de plus à vous parvenir.

— Et vous êtes venu ! lui dit Catherine.

Bolitho saisit Avery par le bras.

Contre toute attente, le visage d’Avery s’éclaira d’un large sourire.

— J’ai fait le plus gros de la route à cheval. Je ne sais plus combien de fois j’ai dû changer de monture. Finalement, je suis tombé sur ce gaillard qui est dehors et, sans lui, j’imagine que je n’aurais jamais trouvé l’adresse.

Il prit le verre de cognac, mais sa main tremblait.

— Cette affaire va sans doute me coûter un an de solde, et je crois que je n’arriverai pas à m’asseoir pendant un bon mois !

Bolitho s’approcha d’une fenêtre. Acquitté avec honneur. Comme il se devait. Mais les choses ne se terminent pas toujours comme il se doit.

Avery avait terminé son cognac et ne protesta pas lorsque Catherine lui remplit à nouveau son verre.

— J’ai obligé quelques voitures et diligences à dégager le chemin – voyant la tête de Bolitho, il ajouta doucement : Je n’étais pas dans la salle du conseil de guerre, sir Richard, mais lui savait que je n’étais pas loin. Votre neveu devait aller voir le major général. Quelqu’un m’a dit qu’il avait obtenu un congé de longue durée. C’est tout ce que j’ai réussi à savoir.

Bolitho se tourna vers Catherine en souriant.

— Soixante-dix milles sur des routes assez traîtres et dans l’obscurité. Qui d’autre serait capable d’en faire autant ?

Elle reprit le verre entre les mains toutes molles d’Avery qui s’était effondré dans les coussins. Il dormait. Elle répondit doucement :

— Toi, Richard. Te sens-tu mieux, à présent ?

Lorsqu’ils eurent regagné leur chambre, elle distingua cette fois très nettement le fleuve. Il y avait déjà du monde sur la route. Personne n’avait sans doute remarqué l’arrivée de la voiture, ni cet officier de haute taille qui avait frappé à la porte. Et dans le cas contraire, personne n’y aurait attaché d’importance. On était à Chelsea : les gens vaquaient à leurs affaires et ne s’occupaient de rien d’autre.

Côte à côte, ils contemplaient le ciel. Il ferait bientôt jour, encore une de ces matinées de grisaille de janvier. Mais cette fois, tout était différent.

Elle passa le bras autour de sa taille.

— Ta prochaine visite à l’Amirauté sera peut-être la dernière avant un certain temps ?

Il sentait sa chevelure frôler son visage. Sa tiédeur. Leur intimité.

— Et ensuite, Kate ?

— Ramène-moi chez nous, Richard. Peu m’importe la durée du voyage.

Il la conduisit jusqu’à leur couche, elle éclata de rire en entendant les premiers chiens qui aboyaient.

— Ensuite, tu pourras m’aimer. Chez nous.

 

Le vice-amiral Graham Bethune s’était déjà levé lorsque l’on introduisit Bolitho dans les appartements spacieux qu’il occupait à l’Amirauté. Il l’accueillit d’un sourire franc et chaleureux.

— Nous nous sommes tous deux réveillés de bon matin, sir Richard-sa figure s’allongea. Cela dit, je crains de ne pas avoir encore de nouvelles de votre neveu, le commandant Bolitho. Le télégraphe est une excellente invention à de nombreux points de vue, mais il est peu adapté au climat de l’Angleterre !

Bolitho alla s’asseoir après qu’un valet lui eut pris son manteau et sa coiffure. Il n’avait eu que quelques pas à faire pour sortir de voiture, mais son manteau était déjà trempé. Il sourit.

— Adam a été acquitté avec honneur.

L’étonnement de Bethune faisait plaisir à voir. Ils s’étaient rencontrés à plusieurs reprises depuis que Bolitho était arrivé à Londres, mais Bolitho s’étonnait encore que les nouvelles responsabilités de Bethune ne l’aient absolument pas changé. Il semblait avoir beaucoup mûri depuis l’époque où il servait comme aspirant à bord du premier commandement de Bolitho, la corvette Hirondelle. Effacés, sa bouille ronde et ses taches de rousseur : c’était désormais un officier général à l’œil perçant, plein d’assurance, qui faisait tourner la tête de toutes les femmes de la Cour ou dans les nombreuses manifestations élégantes auxquelles ses fonctions l’appelaient. Bolitho se souvenait de la rancœur de Catherine, lorsqu’il lui avait appris que Bethune était non seulement plus jeune que lui, mais également moins ancien dans son grade. Elle n’était certes pas la seule à s’étonner encore des us et coutumes de l’Amirauté.

Bolitho poursuivit :

— Mon aide de camp, Avery, a fait la route à cheval ce matin depuis Portsmouth pour m’apprendre la nouvelle.

Bethune hocha la tête, mais il était préoccupé par autre chose.

— George Avery, oui. Le neveu de Sir Paul Sillitœ.

Et il avait eu ce sourire de gamin.

— Pardonnez-moi… le baron Sillitœ de Chiswick, puisque c’est désormais son titre. Mais je suis heureux de l’apprendre.

Cela a dû être dur pour votre neveu, perdre son bâtiment et la liberté tout à la fois. Et pourtant, vous l’avez nommé au commandement de La Fringante, lors de l’engagement décisif avec les vaisseaux du commodore Beer. Remarquable.

Il regagna son bureau.

— J’ai fait mon propre rapport, inutile de le dire. On ne peut guère se fier aux cours martiales, nous l’avons constaté nous-mêmes trop souvent.

Bolitho se détendit. Ainsi, Bethune avait pris une plume et du papier pour aider Adam. Il n’imaginait pas que l’un ou l’autre de ses prédécesseurs, Godschale ou, pis, Hamett-Parker, se soient seulement donné la peine de lever le petit doigt.

Bethune jeta un coup d’œil à la pendule décorée placée près d’une toile, une frégate au combat. Bolitho savait qu’il s’agissait de l’un de ses anciens commandements, à bord duquel Bethune s’était battu contre deux grosses frégates espagnoles. En dépit de son infériorité, il avait contraint la première à se jeter à la côte et capturé l’autre. Un bon début, et qui n’avait certes pas fait de mal à sa carrière.

— Commençons par un rafraîchissement – il toussota. Lord Sillitœ doit venir, j’espère que nous en saurons plus sur les intentions du Prince-Régent pour ce qui est du conflit avec les Américains.

Il hésitait, pas trop sûr de lui.

— Une chose est pratiquement certaine. On vous demandera de reprendre cette campagne. Cela fait maintenant quatre mois que vous avez engagé puis défait les bâtiments du commodore Beer, n’est-ce pas ? Votre opinion, votre expérience ont été inestimables. Et je sais bien que c’est là trop vous demander.

Bolitho prit conscience qu’il effleurait son œil gauche. Bethune l’avait peut-être remarqué, ou peut-être la nouvelle de son infirmité irrémédiable avait-elle fini par atteindre cette illustre administration.

Bethune l’observait, pensif.

— J’ai eu le grand plaisir de rencontrer Lady Somervell, sir Richard. Je sais ce que cette séparation représentera pour vous.

— Je sais que vous l’avez vue, lui répondit Bolitho. Elle me l’a dit. Il n’y a pas de secrets entre nous, et il n’y en aura jamais.

Lors de cette réception chez Sillitœ, près du fleuve, Catherine avait également croisé la femme de Bethune. Elle ne lui en avait pas touché mot, mais elle le ferait lorsqu’elle jugerait le moment opportun. Peut-être Bethune était-il sensible aux femmes ? Une maîtresse ?

Il reprit :

— Vous et moi sommes bons amis, n’est-ce pas ?

Bethune hocha la tête, il ne comprenait pas.

— Un terme bien modeste, pour ce qu’il signifie vraiment.

— Je suis d’accord – Bolitho lui sourit. Appelez-moi Richard. Je crois que ce grade, ce passé nous gênent.

Bethune s’approcha de son fauteuil, ils échangèrent une poignée de mains.

— Ce jour est décidément plus faste que tout ce que j’avais osé espérer, Richard – il souriait, ce qui le rajeunissait.

Nouveau coup d’œil à la pendule.

— Il est un autre sujet dont j’aimerais vous parler avant l’arrivée de Lord Sillitœ – il l’observa pendant quelques secondes. Vous l’apprendrez bientôt. Le contre-amiral Valentine Keen va recevoir un nouveau commandement, il sera basé à Halifax, en Nouvelle-Ecosse.

— Je l’avais entendu dire.

La boucle est bouclée. Halifax, là où il avait laissé son vaisseau amiral, l’Indomptable, lorsqu’on l’avait rappelé en Angleterre. Cela était-il si récent ? Deux autres prises tout aussi formidables étaient restées avec lui, l’USS Unité de Beer et le Baltimore, qui portaient à eux deux autant d’artillerie qu’un gros bâtiment de ligne. Le sort avait décidé de la rencontre finale ; sa détermination, une envie incroyable de vaincre avaient fixé son issue. Après toutes ces années passées à la mer, les images étaient restées gravées dans son esprit. La douleur d’Allday, seul au milieu des survivants qui gémissaient, tandis qu’il portait dans ses bras le cadavre de son fils avant de le laisser glisser dans la mer. Et Nathan Beer, redoutable adversaire, à l’agonie, sa main dans celle de Bolitho. Tous deux comprenaient que leur rencontre et ses conséquences étaient inévitables. Ils avaient recouvert Beer du pavillon américain, puis Bolitho avait envoyé son sabre à sa veuve, à Newburyport. Un endroit bien connu des bâtiments de guerre et des corsaires, où son propre frère, Hugh, avait trouvé refuge – si ce n’est la paix.

Bethune reprit :

— Le contre-amiral Keen arborera sa marque à bord de la frégate Walkyrie. Son commandant, Peter Dawes, qui était votre adjoint, est sur le point d’être promu et a hâte de recevoir une autre affectation – il fit une pause. Son père, l’amiral, a émis l’idée que le moment n’était pas pire qu’un autre.

Ainsi, Keen allait retourner se battre, alors qu’il pleurait encore sa Zénoria. C’est ce qu’il lui fallait, ou du moins, c’est ce qu’il s’imaginait. Bolitho avait bien connu ce genre de tourments, cette douleur entêtante, jusqu’au jour où il avait retrouvé Catherine.

— Un nouveau capitaine de pavillon ?

Il n’avait pas fini de parler qu’il savait déjà.

— Adam ?

Bethune éluda.

— Vous lui avez donné La Fringante alors que ce n’était pas indispensable.

— C’était le meilleur commandant de frégate dont je disposais.

Bethune reprit :

— Lorsque La Fringante a regagné Portsmouth, on l’a trouvée en fort mauvais état. Quatre années de campagne, sous deux commandants. Trois si vous comptez votre neveu, et de nombreux combats, qui l’ont laissée à bout de bord et sans aucun endroit convenable pour la réparer… son dernier engagement contre l’Unité a été le coup de grâce. Le major général du port a été prié d’expliquer tout cela à votre neveu, après le jugement de la cour martiale. Il faudra des mois pour remettre La Fringante en état. Et même dans ce cas…

Après le jugement de la cour martiale. Bolitho se demandait si Bethune savait ce que cela voulait dire. Si la pointe du sabre avait été braquée sur Adam, il aurait pu s’estimer heureux qu’on le garde dans la marine, même à bord d’un bâtiment aussi délabré et à bout de bord que La Fringante.

Bethune en était forcément conscient.

— Le temps que ce soit fait, cette guerre serait probablement terminée, et votre neveu, comme tant d’autres, risquerait de se voir rejeté par ce métier qu’il aime. Il déplia une carte, mais sans la regarder. Le contre-amiral Keen et le capitaine de vaisseau Adam Bolitho ont toujours été en bons termes, que ce soit sous vos ordres ou ailleurs. Il me semble que ce serait une solution satisfaisante.

Bolitho essayait de chasser cette image : la réaction d’Adam lorsque, à bord de l’Indomptable, il lui avait appris la mort de Zénoria. C’était comme si on lui avait brisé le cœur en morceaux. Comment Adam pourrait-il accepter cette situation : servir sous les ordres de l’homme qui avait été le mari de Zénoria ? La fille aux yeux de lune. Elle avait épousé Keen par reconnaissance. Adam l’avait aimée… tant aimée. Mais d’un autre côté, Adam pourrait être heureux de la porte de sortie que lui offrait Keen. Un bâtiment à la mer, au lieu d’un ponton sous-armé, avec les vicissitudes d’un arsenal. Comment cela pouvait-il fonctionner ? Comment cela se terminerait-il ?

Il aimait Adam comme son propre fils. Il l’avait toujours aimé, depuis ce jour où il était arrivé à pied de Penzance et s’était présenté chez lui, après la mort de sa mère. Adam lui avait avoué son aventure avec Zénoria : il avait pensé que son oncle devait savoir. Catherine, elle, avait déjà tout deviné en voyant la tête que faisait Adam le jour du mariage de Zénoria et de Keen dans la petite église de Zennor.

Le seul fait d’y penser était à vous rendre fou. Keen allait recevoir son premier véritable commandement d’officier général. Le passé n’y pouvait rien changer. Bolitho demanda :

— Vous croyez réellement que la guerre sera bientôt finie ?

Bethune ne manifesta pas la moindre surprise en voyant que Bolitho changeait d’amure.

— Les armées de Napoléon battent en retraite sur tous les fronts. Les Américains le savent. Sans l’alliance de la France, ils perdent leur dernière chance de dominer l’Amérique du Nord. Nous allons pouvoir dégager de plus en plus de vaisseaux, harceler leurs convois et prévenir tous leurs mouvements de troupes par voie de mer. En septembre dernier, vous avez démontré, s’il en était besoin, qu’une force de frégates convenablement positionnées est bien plus efficace que soixante bâtiments de ligne – il sourit. Je vois encore leurs têtes, dans la pièce à côté, quand vous disiez à Leurs Seigneuries que l’époque de la ligne de bataille était révolue. Certains ont crié au blasphème et, malheureusement, vous devrez encore convaincre la plupart d’entre eux.

Bolitho le surprit qui consultait la pendule une fois de plus. Sillitœ était en retard. Il savait qu’il était un homme de grande influence, il savait aussi que les gens le craignaient. Et Bolitho le soupçonnait d’y trouver du plaisir.

Bethune reprenait :

— Toutes ces années, Richard, une vie entière parfois. Vingt ans de guerres pratiquement ininterrompues contre les Français. Et même avant, lorsque nous servions à bord de l’Hirondelle pendant la rébellion américaine, c’étaient encore les Français que nous combattions.

— Nous étions tous très jeunes, Graham. Mais je puis comprendre pourquoi les hommes et les femmes ordinaires ont fini par ne plus croire en la victoire… Même à présent, alors qu’elle est à portée de main.

— Mais vous, vous n’avez jamais douté.

Bolitho entendit des voix dans la coursive.

— Je n’ai jamais douté que nous finirions par l’emporter. Mais la victoire ? C’est autre chose.

Un valet ouvrit les imposants battants de la porte et Sillitœ entra sans se presser.

Catherine lui avait décrit le père de Sillitœ ; elle avait vu son portrait à la réception que Sillitœ avait donnée chez lui. Valentine Keen avait fait office de chevalier servant à cette occasion, ce qui avait délié bien des langues. Et, en découvrant Sillitœ habillé de drap fin gris ardoise et de bas en soie d’un blanc immaculé, Bolitho pouvait sans peine comparer les deux visages. Le père de Sillitœ était négrier ; « un marchand d’ébène », comme disait son fils. Plus tard, il était devenu baron Sillitœ de Chiswick et, depuis que le roi avait été déclaré dément, sa position de conseiller personnel du Prince-Régent s’était renforcée. Au point que rares étaient les affaires politiques du pays qui échappaient à son influence ou à ses manigances.

Il s’inclina à peine.

— Vous me paraissez en fort belle santé et tout à fait reposé, sir Richard. J’ai eu plaisir à apprendre l’acquittement de votre neveu.

Visiblement, les nouvelles voyageaient plus vite via les espions de Sillitœ que dans les coursives de l’Amirauté.

Sillitœ sourit. Ses yeux profondément enfoncés lui permettaient de dissimuler ses pensées, comme toujours.

— C’est un commandant de trop grande valeur pour que l’on gaspille ses talents. Je lui fais confiance, il acceptera l’offre du contre-amiral Keen. Je pense qu’il le devrait, je crois qu’il le fera.

Bethune sonna son domestique.

— Tolan, apportez les rafraîchissements je vous prie.

Cela lui donnait le temps de se remettre de son choc, à savoir que les réseaux de Sillitœ étaient plus efficaces que les siens.

Sillitœ se tourna légèrement vers Bolitho.

— Comment va Lady Catherine ? Bien j’imagine, et ravie d’être revenue en ville ?

Inutile de lui expliquer que Catherine avait un seul désir, rentrer à Falmouth et y retrouver son existence paisible. Mais, avec cet homme-là, on n’était jamais sûr de rien. Lui qui était apparemment au courant de tout savait sans doute cela aussi.

— Elle est ravie, milord.

Il songeait à elle, aux premières heures du jour, lorsque Avery était arrivé. Ravie ? Certes, mais elle tentait de dissimuler, sans toujours y parvenir, la peine profonde que lui causait leur inévitable séparation. Avant Catherine, son existence avait été si différente. Il avait toujours accepté ce fait que son devoir était là où ses ordres l’envoyaient. C’était ainsi. Mais son amour resterait toujours derrière lui, quel que soit l’endroit où elle se trouvait.

Sillitœ se pencha sur la carte.

— Nous vivons des moments critiques, messieurs. Sir Richard, vous allez devoir retourner à Halifax. Personne ne connaît mieux que vous les pièces de ce puzzle. Le Prince-Régent a été très impressionné par votre rapport et par les vaisseaux que vous réclamez – il eut un sourire amer. Même l’étendue de la dépense ne l’a pas effrayé. Enfin, pendant un court moment.

— Le Premier lord, annonça Bethune, a décidé que nous lui présenterions les ordres sous une semaine – il jeta un coup d’œil entendu à Bolitho. Ensuite, le contre-amiral Keen pourra prendre passage à bord de la première frégate en partance, peu importe qui il choisira pour capitaine de pavillon.

Sillitœ s’approcha d’une fenêtre.

— Halifax. Un endroit bien triste à cette époque de l’année, de ce que j’en sais. Nous pourrions prendre des dispositions pour que vous partiez ensuite, sir Richard – et, sans quitter la fenêtre des yeux : A la fin du mois prochain, peut-être ? Cela vous conviendrait-il ?

Bolitho savait parfaitement que les remarques de Sillitœ n’étaient jamais anodines. Songeait-il à Catherine ? A la façon de s’y prendre pour se rapprocher d’elle ? Cruel, fourbe, trop exigeant ; il l’entendait presque le lui déclarer. La séparation, la solitude. Dans moins de deux mois, mais cela leur laissait tout de même le temps de faire ce voyage pénible jusqu’en Cornouailles. Il n’y avait pas une minute à perdre. Ils iraient ensemble.

— Vous me trouverez paré, milord, répondit-il.

Sillitœ prit le verre que lui tendait le valet.

— Parfait.

Ses traits ne laissaient rien paraître.

— Parfait, répéta-t-il comme s’il parlait du vin.

— Une idée, sir Richard. A vos Heureux Élus.

Ainsi, même de cela, il était au courant.

Mais Bolitho y fit à peine attention. Il ne songeait qu’à elle. A ses yeux sombres, à ce regard tout à la fois plein de défi et protecteur.

Ne me quitte pas.

 

La croix de Saint-Georges
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